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La perception sociale des cantatrices aux XVIIe et XVIIIe est évidemment tributaire du rôle alors assigné aux femmes en général, mais les sortilèges de leur chant et le pouvoir économique et même politique que les plus grandes divas acquièrent pimentent une situation riche de paradoxes.
La femme est alors entièrement soumise à l'autorité masculine : celle de son père voire de ses frères tout d'abord, celle de son mari par la suite. Hors de question de choisir ce dernier, dès que des enjeux financiers et sociaux sont dans la balance. Dans la bourgeoisie et la noblesse, on encourage la pratique de la musique et des arts, comme autant d'appas supplémentaires, mais il est exclu d'envisager une carrière professionnelle : les saltimbanques, et en particulier les femmes, sont extrêmement mal considérés.
Ainsi, la splendide Leonora Baroni, fille de la diva Adriana Baroni, se garde de paraître sur scène. Elle se contente de briller en concert, surtout à Rome. Malgré cela, lorsque son ami Mazarin l'invite à Paris, il devient la cible d'une calomnie toute trouvée puisqu'il se commet avec « une infâme comédienne-chanteuse qu'il avait débauchée à Rome. » Leonora est obligée de solliciter une invitation formelle de la part de la reine pour couper court à ces critiques. À Rome, sa renommée est pourtant sans tache et son salon est l'un des plus courus.
On n'en dira pas autant de la Georgina (Voglia), placée sous la protection de la reine Christine de Suède, dont l'exil romain est l'occasion de protéger de nombreux musiciens et musiciennes, notamment ceux que la société (comprendre, les autorités pontificales) condamne. L'interdiction des femmes sur scène, provisoirement rompue grâce à la souveraine suédoise, est de nouveau imposée dans les États du pape pour des raisons morales. Maîtresse du vice-roi de Naples, cette splendide cantatrice ne met pas non plus les pieds sur les scènes napolitaines.
Margherita Costa, chanteuse, courtisane et écrivaine, est également fort mal vue. Lors de son séjour à Paris, avec sa sœur Francesca (à droite, ci-dessus), son chant et son esprit charment pourtant la reine, surprise de voir les Italiens de Paris froncer les sourcils en voyant la cantatrice : l'un d'eux lui explique que si Margherita s'était présentée chez lui, elle en serait ressortie par la fenêtre !
Succès et liberté surveillée
En effet, que se permettent les divas les plus réputées ? Ce sont des femmes publiques, renonçant ainsi à la pudeur qui sied à leur sexe ; elles acquièrent une indépendance financière, leur permettant de choisir les hommes qu'elles fréquentent et d'épouser qui elles souhaitent ; elles ont ouvertement une vie sexuelle hors mariage ; elles jouent des rôles, et ne peuvent donc qu'être fausses et rusées ; elles incarnent des personnages forts, charismatiques et parfois des hommes, allant contre les lois « naturelles » imposées au sexe faible ; elles évoluent dans le monde de l'opéra, un univers idéalisé déconnecté de la réalité, peuplé de créatures partiellement déshumanisées (les castrats) et qu'il convient de ne pas mêler au monde réel.
D'une part, on admire les grandes chanteuses, on invite les plus fréquentables dans les salons (Barbara Strozzi, ci-contre), mais il est très malvenu qu'un jeune homme de bonne famille s'entiche d'une de ces créatures : tout est alors mis en œuvre pour éloigner la cantatrice. Nombre de chanteuses ont ainsi été expulsées du royaume de Naples : c'est par exemple le cas de Caterina Aschieri vers 1736, des sœurs Gibetti de triste réputation, ou de la brillante Giulia Zuffi dans les années 1680. Surprise avec un prélat, et traînant derrière elle le poids de mille scandales, Zuffi se voit placée devant un simple choix : l'exil ou le couvent. On n'a plus trace d'elle après cet épisode, alors qu'elle avait enchanté le public de Naples et de Rome des années durant. En 1760, c'est l'étoile des théâtres comiques de Naples, Marianna Monti, qui est emprisonnée pour avoir entretenue une relation avec un prince. On lui laisse un choix similaire : entrer dans les ordres ou se marier, tout en imposant au prince de lui verser une pension. À force d'insistance et armée de sa popularité, Marianna arrive à se tirer d'affaire et revendique son indépendance financière, refusant la pension et retrouvant le chemin du théâtre.
En 1754, alors qu'elle est une étoile montante du monde lyrique et s'illustre à Venise, Caterina Gabrielli (ci-contre) est déjà auréolée d'une réputation sulfureuse : on interdit à la noblesse locale de la fréquenter. Diva au talent exceptionnel et au tempérament bien trempé, la Gabrielli est de celles qui surent imposer leurs choix et leur liberté aux plus grands, du vice-roi de Sicile à l'impératrice de toutes les Russie. Cela lui vaut néanmoins plusieurs passages en prison, entre autres démêlés avec les autorités. Non contente de refuser de se produire où et quand on le lui demande, la Gabrielli enchaîne les liaisons, par exemple avec Mysliveček, son compositeur fétiche, ou encore les castrats Monanni ou Veroli. Pour rejoindre ce dernier et échapper à un engagement à Milan, elle feint une vocation soudaine pour se retirer près de lui. Sacrilège ! La Gabrielli n'est pas une sainte, et assume sans vergogne sa lourde réputation. Acclamée partout comme une immense artiste lyrique, elle finit ses jours libre et dans l'opulence.
Toutes les cantatrices n'ont pas cette force et cette chance. Aussi la malheureuse Elisabetta Denzio meurt-elle sur scène en 1716, à Venise, peut-être empoisonnée par une famille regardant d'un mauvais œil la passion du fils bien né.
Teresa Imer est une aventurière étonnante. Sachant très jeune monnayer ses talents en tous genres auprès des bonnes personnes, elle est également musicienne capable. Son parcours la mène à travers l'Europe, alors qu'elle change de nom à de multiples occasions. Très dégourdie, Teresa Imer (ou Pompeati ou Cornelys ou Trenti...) lance diverses entreprises musicales en Hollande et finalement à Londres. Ses concerts et fêtes attirent une foule désireuse de s'encanailler, justement en raison du l'image scabreuse de la diva. Mais c'est dans la misère et même en prison pour dettes que la pauvre femme termine sa vie.
Le cas le plus déplorable est sans doute celui de Giulia De Caro. Repérée et élevée par de puissants protecteurs, elle ne peut jamais se départir de son image de vile courtisane, ce qui ne lui laisse guère d'autre choix que d'en être une, en effet, et comme tant d'autres. Malgré son talent, le public de Naples n'a de cesse de la moquer et de la calomnier (Il bordello sostenuto circule dans tout Naples et prétend lister ses clients), ce à quoi il faut ajouter les tracasseries des autorités, frappant d'opprobre tout chanteur participant à la compagnie de la cantatrice. Accusée de meurtre, innocentée, emprisonnée arbitrairement, Giulia De Caro est littéralement contrainte de se retirer en faisant un mariage point trop désavantageux. À sa mort, le chroniqueur D. Conforto commente :
Giulia De Caro vient de mourir, elle qui fut jadis une célèbre putain et chanteuse [...] et qui, avant de se marier, soutint le bordel de Naples avec un rare appétit (devenant une personne assez civile, très honnête et bienveillante après son mariage avec Mazza) [...] celle qui, du temps de son putanisme, dominait tout Naples, a été enterrée misérablement en présence de seulement quatre prêtres : et sic transit gloria mundi !
Trouver un mari respectable n'était certes pas la garantie d'un respect en société.
Son fanciulla da marito
La question du mariage est particulièrement intéressante, car l'enjeu est certes personnel mais aussi social et touche largement les problèmes de survie financière. L'époux est encore trop souvent celui qui tient les cordons de la bourse : c'est malheureusement ce dont est victime Ippolita Recupito, étoile de Rome, dont le salaire est versé des années durant à son mari, et qu'elle doit lutter pour récupérer une fois veuve.
Encore avait-elle pu épouser celui qu'elle souhaitait, un musicien. De fait, les cantatrices épousent très souvent un membre de leur « caste », un autre chanteur voire un compositeur ou maître de ballet, impresario, décorateur, etc. Nombreux sont les couples d'artistes lyriques, comme la contralto Ungarelli et la basse Ristorini, Filippo et Caterina Giorgi, Antonia et Nicolo Coresi, etc. Certains de ces mariages entre musiciens sentent la complaisance ; par ce biais, les cantatrices s'achètent un semblant de respectabilité, de liberté – c'était la motivation de l'immense Regina Valentini en épousant le vieux Mingotti – et de tranquillité. On raconte que la Tesi, contralto de légende, se marie pour échapper aux avances d'un noble trop pressant. Ces arrangements ne tournaient pas toujours pour le mieux, certains maris trop médiocres, violents ou grossiers affectant la vie et la réputation de leurs épouses : c'est le cas des célébrissimes Storace, Billington ou Mara. Cuzzoni est même condamnée en Angleterre pour avoir empoisonné son mari le compositeur Sandoni ; en réalité ni la condamnation, ni l'empoisonnement ne sont attestés, mais la légende est parlante.
Les aventures des cantatrices avec les gens du monde n'en demeurent pas moins courantes. Anna Davia (ci-contre), épouse du chanteur De Bernucci, brille seule en Russie mais est chassée, malgré son succès, par suite d'une relation trop poussée avec un prince.
Un mariage avec une personnalité de la noblesse est l'assurance d'une belle ascension sociale, mais il faut pour cela abattre de nombreuses oppositions, parfois juridiques : Venise interdit par exemple le mariage des patriciens avec des roturières, et le compositeur Marcello cache longtemps son union avec la contralto Scalfi. En contrepartie, cette dernière ne paraît quasiment jamais sur scène, en tout cas pas du vivant de son mari. De même, quand d'autres divas réussissent à épouser un grand bourgeois ou un noble, l'union sonne généralement le glas de leur carrière. La soprano Balducci, jolie et talentueuse, fait scandale à Palerme lorsque sa liaison avec une sommité locale devient trop visible et passionnée, mais elle finit par trouver un autre excellent parti et quitte la scène. À Londres, la contralto Anastasia Robinson défend sévèrement sa respectabilité, mais doit encore se battre pour rendre public son mariage avec lord Peterborough. On pourrait citer maints autres exemples de carrières suspendues plus ou moins prématurément par un mariage avec un gentilhomme : les sopranos Bonafini, Marianna Sessi (qui reprend sa carrière au bout de neuf ans, quand son mariage est à l'eau !), Margherita De L'Epine, la belle Therese Saal...
Après un tel mariage, la respectabilité n'est pourtant pas assurée : beaucoup sont toujours considérées comme des saltimbanques, et peinent à faire oublier une extraction parfois modeste. On l'a vu pour Giulia De Caro, mais on peut évoquer un poème peu flatteur à l'encontre de la Musi, soprano à succès surnommée la Mignatta :
Mi fa venir rossore /
il marì della Mignatta, /
che così ben la tratta /
da damazza.
Una povera mattazza /
ch'è poco che cantava, /
adesso se la cava /
da signora.
Admirées sur scène, vilipandées en société, bien souvent acculées à jouer les provocatrices et à rechercher de riches protecteurs, les divas subissent et construisent un mythe à deux facettes, tantôt divine artiste, tantôt courtisane capricieuse.
L'évolution des genres et des stéréotypes
Les témoignages abondent en la matière, et rares sont les cantatrices dont la légende n'a pas retenu les succès comme les scandales.
Lorsque la célèbre cantatrice bouffe Ungarelli, pourtant en duo avec son partenaire Ristorini pendant seize ans, arrive à Pistoia, une personne de la cour commente ainsi son passage :
Beaucoup de gentilshommes sont allés lui rendre visite. C'est assurément une femme libre et sans façons ; je n'ai qu'à rappeler qu'elle est chanteuse, et qu'il n'y a pas d'ingénues dans cette race-là. Cette femme a bien réussi à Pistoia, tout comme Signor Antonio...
En 1780, c'est avec une délectation visible qu'un voyageur écrit de Venise :
La Zamperini, l'une des meilleurs cantatrices de l'Italie, la première actrice pour l'opéra, fameuse dans toute l'Europe par ses talents, en outre en Espagne par ses débauches & son expulsion, & en Angleterre par les plaisirs qu'elle y a procurés, & par l'argent qu'elle y a amassé ; la Zamperini attire plus de monde que la salle ne peut en contenir.
La confusion entre les personnages et leurs interprètes a encore cours (que l'on pense aux emplois du cinéma actuellement). Ainsi, les héroïnes de l'opéra vénitien du XVIIe sont particulièrement dessalées, déesses, princesses ou roturières. Pour une chaste Pénélope, que dire la Poppée de Montervedi et ses amours explicitement charnelles avec Néron ? La Calisto de Cavalli est une fausse ingénue cédant inconsciemment à ses pulsions lesbiennes et traitée de « puttana sfrenata » par Diane, elle-même fort sensible aux charmes d'Endymion. Dans L'Ormindo du même auteur, Erisbe trompe allègrement son époux le vieux roi Haredano tout en clamant sans honte son amour pour les deux héros. Enfin, la Vénus de Catarina Botteghi suscite bien des envies, et les mots volent bas au sein de l'aréopage divin de La Divisione del mondo de Legrenzi : l'« impura diva », la « dea lasciva » compte pourtant vivre librement son amour pour Mars, et se jouer de l'hyprocrisie divine. La réforme des Arcadiens, au tournant du XVIIIe siècle, met certes de l'ordre dans ces polissonades, ensuite réservées aux cantatrices bouffes, mais les grandes figures métastasiennes n'en sont pas moins des femmes inquiétantes, bien que plus insidieusement. Souvent plus agissantes et fortes que leur primo uomo, les prime donne ne sont que rarement des épouses effacées, et quelques figures scandaleuses comme Sémiramis font le régal des divas.
Les caprices, les indispositions feintes et les aventures amoureuses constituent le fond de légendes tenaces et d'intrigues d'opéras bouffes chargeant le grand genre : dans La Dirindina, en 1715, Domenico Scarlatti se moque d'une chanteuse sans talent parvenant en tête de distribution grâce à son protecteur. Le livret de Calzabigi intitulé L'Opera seria mis en musique par Gassmann en 1769 est assez timide s'agissant des mœurs de ces dames, si ce n'est quelques passages confiés à Porporina (I,6) :
Questo è un di que' tanti / Miei penanti, infiammati / Ansiosi, sviscerati; e non bisogna / Fargli scuotere il giogo... Esser potrebbe... / Forse un giorno... Chi sà. Nostro rifugio / Quando ci s'involo l'età più bella / È sposare un Maestra di Cappella.
Le Teatro alla moda de Marcello brocarde avec humour toutes les parties prenantes du domaine lyrique, et s'il n'attaque pas frontalement les divas pour impudeur, il évoque la figure incontournable du protecteur. Les chanteuses sont néanmoins souvent présentées comme prêtes à toutes les concessions jusqu'à obtenir ce qu'elles veulent – mais les premières héroïnes du genre bouffe sont toutes de fines mouches, à l'instar de Serpina de La Serva padrona ; ainsi La Canterina (intermezzo de Haydn) ne paraît-elle pas particulièrement manipulatrice.
L'évolution des livrets d'opéras bouffes, de plus en plus sentimentaux sous l'influence du genre larmoyant français et de l'opéra sérieux, semble toutefois entraîner une modification de l'image de la diva. Censée incarner de tendres ingénues, dans un environnement plus proche de la réalité du public, ou plutôt de ses fantasmes de réalisme, la cantatrice semble plus que jamais s'identifier avec ses personnages et assumer le rôle de femme idéale, alors qu'on prise les qualités d'un chant plus simple, touchant et direct. Les nouvelles étoiles s'appellent Anna Storace, Celeste Coltellini ou Irene Tomeoni. Paul Scudo souligne ce qui touche alors les auditeurs dans son éloge de la Coltellini :
Cette voix [...] semblait avoir été faite pour exprimer les sentiments délicats, les nuances pondérées de la passion. Vive, intelligente, elle saisissait promptement le côté pittoresque des rôles qu'on lui confiait, et savait leur donner une physionomie pleine de grâce et de vérité. Une taille élégante et bien proportionnée, des yeux pétillant d'esprit, un visage charmant qui s'épanouissait au moindre mot, laissant apercevoir, sous les rayons de la gaieté, une émotion tendre toute prête à déborder [...]
Délicatesse, pondération, naturel, vérité : voilà les nouvelles qualités vantées chez les divas, et que l'on retrouve dans le jugement sur leur vie privée. Bien évidemment, nombre d'entre elles évoluent entre les genres sérieux et léger, et certaines des plus célèbres mènent encore une vie scandaleuse, comme la Ferrarese ou Anna Morichelli. Les grandes héroïnes tragiques n'ont pas disparu de l'affiche, et certaines d'entre elles sont toujours sulfureuses, entre travestissement et inceste : la figure de Sémiramis attire toutes les cantatrices de l'époque. Néanmoins le mouvement est en marche vers une esthétique romantique se revendiquant comme réaliste (avec des passions pourtant tout aussi stéréotypées que les siècles précédents) et vers la société bourgeoise triomphante, avec une diva rangée, assagie, vestale de l'Art lyrique et femme idéale : c'est le souvenir que nous gardons de la Malibran (dont la vie fut pourtant bien agitée), de la Pasta, de la Sonntag (portrait ci-dessous) ou encore de Jenny Lind. Casta diva. Le théâtre est alors peuplé d'héroïnes innocentes et pures ayant la bienséance de subir en silence un arbitraire masculin écrasant, avec pour seules échappatoires la folie et la mort. Un univers que la contralto Grassini, jouisseuse dans la culture du XVIIIe siècle, affirmait ne pas comprendre.
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