La célèbre cantatrice Nancy Storace est native de Londres. Son père Stefano Storace est d'origine napolitaine et travaille à l'orchestre de l'opéra comme contrebassiste. Il confie l'éducation musicale de sa fille au castrat Rauzzini, si bien que la jeune Nancy débute très tôt dans Le Ali d'amore de son professeur en 1775, dont elle chante aussi la cantate La Partenza en 1777. Elle paraît en outre à Covent Garden ainsi qu'au festival d'Hereford dans des oratorios.
Son frère Stephen étudie la composition en Italie : Nancy l'y rejoint et approfondit ses études à l'ospedaletto de Venise auprès de Sacchini. Elle se produit déjà sur scène à quinze ans, notamment à Livourne où elle fait par hasard la connaissance d'un compatriote, Michael Kelly, qui demeure un ami fidèle des Storace et relate la prise de contact dans ses Réminiscences, ne tarissant pas de louanges sur le frère et la sœur. Cette dernière fait parler d'elle à Florence où elle partage la scène avec l'un des plus fabuleux castrats de l'histoire, Luigi Marchesi, par exemple dans Achille in Sciro de Sarti (dans un rôle masculin). Ce virtuose hors norme enchante le public avec sa cavatine Sembianza amabile dans un opéra de Bianchi, tenant une note filée si longtemps que le public l'appelle la Bomba Marchesi. Mais dès le premier jour, Nancy reprend avec autant de talent le même ornement, à la grande joie des spectateurs, mais à la fureur du castrat qui proteste auprès du directeur. On enjoint Nancy à plus de modestie mais elle refuse ; Marchesi demeure intransigeant et l'on doit remplacer la cantatrice ! Il est vrai que reproduire les variations et ornements d'un autre virtuose équivalait à une déclaration de guerre, ce que rappelle la confrontation entre Bernacchi et Farinelli.
La soprano s'impose comme prima donna dans le genre sérieux mais aussi l'opéra bouffe tant à Parme qu'à Milan en 1782 (Fra i due litiganti i terzo gode de Sarti, où elle chante un air à vocalise de style sérieux) puis Venise (I Puntigli gelosi d'Alessandri). C'est l'opera buffa dans lequel elle va particulièrement se distinguer dans la suite de sa carrière, et lui vaut en 1783 un engagement dans la meilleure troupe du genre à Vienne avec Benucci, Mandini, Bussani etc.
Le séjour débute agréablement : la jeune Nancy a vingt-deux ans, chante Cimarosa (L'Italiana in Londra), Paisiello (Il Barbiere di Seviglia, création du Re Teodoro in Venezia), Salieri (La Scuola dei gelosi) et se laisse épouser par un violoniste anglais employé dans l'orchestre du théâtre impérial, John Abraham Fisher. Malheureusement, celui-ci se montre brutal et l'empereur en personne intervient pour chasser l'époux ; il faut dire que le souverain n'est peut-être pas insensible au charme de la Storace. Il va jusqu'à passer commande au frère de la cantatrice : ce sera Gli Sposi malcontenti. Cependant, Nancy tombe malade et ne peut reprendre ses activités qu'au bout de quelques mois, avec la rêveuse puis piquante Ofelia de La Grotta di Trofonio écrite expressément pour elle par Salieri, où elle a l'occasion de danser : cette convalescence est célébrée par une cantate composée et interprétée entre autres par Mozart et Salieri en personne.
Il faut dire que la soprano est très appréciée. On loue son naturel et sa fraîcheur malicieuse, alors que ses rôles se dépouillent de plus en plus des exigences virtuoses importées du genre serio qui marquent encore le rondo Ah sia già écrit pour elle par Salieri en 1783. Sa technique parfaite lui permet cependant de chanter l'oratorio à la Tonkünstler-Societät, dont la création du Gioas d'Anton Teyber en 1786 (avec Kelly, Podleska et Benucci) et la reprise du très difficile rôle d'Anna dans Il Ritorno di Tobia de Haydn. Le genre serio est également parodié dans Prima la musica e poi le parole en 1786, dans lequel elle reprend un rondo virtuose de Tarchi composé pour Marchesi, toujours lui ! Zinzendorf se pâme dans son journal :
Jolie figure, voluptueux, belle gorge, beaux yeux, cou blanc, bouche fraiche, belle peau, la naïveté et la pétulance de l'enfance, chante comme un ange
Mozart est également proche (amoureux, a-t-on pu dire) de Nancy et après avoir songé à elle pour l'opéra finalement abandonné Lo Sposo deluso, lui offre le magnifique rôle de Susanna dans Le Nozze di Figaro, avec Luisa Laschi et les débuts de Dorotea Sardi. L'hypothèse de tendres sentiments a été soutenue par la dédicace de l'air Ch'io mi scordi di te, exécuté par la cantatrice et Mozart au pianoforte : Composée pour la Signora Storace par son serviteur et ami W. A. Mozart, le 26 décembre 1786. L'œuvre est donnée lors d'un concert d'adieux en 1787 puisque Nancy et Stephen Storace quittent l'Autriche pour enfin rejoindre leur patrie où le King's Theatre les accueillent.
Pendant deux ans, elle chante l'opéra italien (La Cameriera astuta de Stephen, Il Re Teodoro in Venezia) mais n'y connaît pas le même succès qu'en Italie ou à Vienne. Le Drury Lane l'engage néanmoins en 1789, et Nancy chante les ouvrages anglais de son frère et autres compositeurs (comme Dibdin), mais avec, étrangement, une pointe d'accent italien : citons quelques ouvrages de Storace comme The Haunted Tower (1789), No Song, no Supper (1790), The Pirates (1792), The Iron Chest (1796) etc. Cette dernière année est obscurcie par le décès de Stephen, qui marque énormément la cantatrice au point qu'elle quitte Drury Lane. Engagée dans une relation sentimentale avec le jeune et brillant ténor John Braham (avec lequel elle crée le Mahmoud posthume de son frère), elle l'accompagne en tournée sur le continent.
Le couple chante par exemple à Milan dans Il Trionfo del bel sesso de Nicolini en 1799. Elle retrouve le genre serio et campe Artemisia de Cimarosa, créé à la Fenice de Venise de façon posthume, avec Braham et le castrat Mattucci. La troupe reprend aussi I Giuochi di Agrigento de Paisiello, dans lequel Nancy endosse le rôle de Brigida Banti. En 1808, la cantatrice se retire de la scène ; elle chante cette année-là un concert avec la basse Rovedino, la soprano Billington et Braham. Sa relation avec Braham devient houleuse au fil des ans, et ils se séparent en 1816 ; Nancy décède un an après à Dulwich, dans la région de Londres.
La question de la voix de Nancy Storace est toujours sujette à débat. Les traditions romantiques associant systématiquement les soubrettes et ingénues au soprano léger ont quelque peu dévoyé l'image (voire la partition) de Susanna dans les Noces de Figaro, rôle central culminant au la4 et descendant jusqu'au la2. La Storace chantait des airs graves créés par Pacchierotti et reprenait le répertoire de Marchesi. Elle chanta Anna dans Il Ritorno di Tobia, écrit pour contralto, mais aussi Aspasia, créé par la Banti, les deux rôles vraisemblablement adaptés. Sa haute virtuosité est indéniable, sa voix plutôt proche d'un mezzo-soprano ou soprano grave mais l'essentiel réside certainement dans l'esprit et la finesse de ses rôles bouffes ou de demi-caractère. Dans The Siege of Belgrade (1791) son frère lui a néanmoins écrit des vocalises jusqu'au si4 ou contre-ut. Quoi qu'il en soit, cette chanteuse exerce encore une certaine fascination auprès des interprètes et mélomanes d'aujourd'hui. |