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ARTASERSE
Metastasio, Vinci & Hasse (1730)

Les jumeaux de 1730

Année charnière que 1730, qui voit la production du tout nouveau livret du poète prodige des scènes italiennes, Metastasio. Artaserse devient immédiatement l’un de ses livrets les plus fameux, mis en musique plus de 100 fois ! C’est aussi un livret typique de l’opera seria deuxième manière, débarrassé des influences du dramma per musica du siècle précédent, avec ses intrigues emberlificotées prétextes à déploiements scéniques spectaculaires, démonstrations d’héroïsme guerrier, travestissements et rebondissements, ce que l’on trouvait encore dans Siroe ou Semiramide riconosciuta. Digérés aussi les principes de l'opéra simplifié, « purifié » par l'Académie de l'Arcadie et ses fantasmes d'idéal pastoral, qui ont donné naissance au premier modèle d'opera seria au tournant du siècle.
Artaserse est le symbole de l’art de Metastasio, théâtre des sentiments avant tout : amour, désir, amitié, tendresse filiale prennent le pas sur les batailles et le souci de gloire. Autant de thèmes « efféminés » qui ne manquent pas d’être dénoncés à l’époque ! Cette compétition des vertus est au cœur d’Artaserse, presque chaque personnage faisant montre de grandeur d’âme, de « superbe », y compris Artabano (et à l’exception du vil Megabise).

Leonardo Vinci à Rome

Les deux Artaserse sont presque contemporains. Mais c’est avec Vinci que Metastasio collabore directement fin 1730. Vinci jouit déjà d’une excellente réputation et a contribué à imposer sur les scènes italiennes un style expressif, enlevé et brillant, bien représentatif de ce style galant qui sera prolongé par Porpora, Hasse, Giacomelli et bien d’autres dans les années 1730 – et dont Vivaldi et Haendel s'inspireront.
Cela fait du reste plusieurs années que Rome accueille les créations du poète dont tout le monde parle, généralement dans des mises en musique de Vinci : les deux artistes proposent Didone abbandonata, la carte de visite de Metastasio après le succès retentissant de la première à Naples en 1724. Le librettiste révise son poème pour Vinci. Viennent ensuite les créations originales du tandem : Catone in Utica en 1728, Semiramide riconosciuta et Alessandro nell’Indie en 1729, et enfin Artaserse en 1730. Rome avait également eu la primeur d’Ezio, mais mis en musique par Auletta, en 1728.
La plupart des artistes engagés pour cette création sont bien connus de Vinci, de Metastasio et du public romain, surtout Carestini, Fontana et Ossi (cliquez sur les noms pour ouvrir les biographies) :

carestiniRaffaele Signorini : Artaserse, amant de Semira
Giacinto Fontana, dit Farfallino : Mandane, sœur d’Artaserse et amante d’Arbace
Francisco Tolve : Artabano, père d’Arbace et Semira
Giovanni Carestini dit Cusanino, virtuoso del serenissimo di Parma : Arbace, amant de Mandane
Giuseppe Appiani : Semira, sœur d’Arbace, amante d’Artaserse
Giovanni Ossi, virtuoso dell’eccellentissima signora principessa Borghese vedova : Megabise

Fontana, c'est LA prima donna de Rome au cours des années 1720. Voix suffisamment longue et haut perchée, acteur convaincant plus que virtuose d'exception, il reprend et inspire certaines des figures féminines les plus marquantes de l'opéra du siècle, dont la Mandane tourmentée par ses déchirements et contradictions.


Acte I
Le roi Serse, père d’Artaserse, Dario et Mandane, s’oppose à l’amour qui lie cette dernière à Arbace, fils d’Artabano. Artabano cherche secrètement à prendre le trône : il assassine Serse et confie l’arme du crime à Arbace, avant de convaincre Artaserse que c’est Dario qui a commis le parricide : Artaserse, héritier du trône, se résout à faire exécuter son frère pour trahison. Artabano s’allie avec le traître Megabise à qui il promet sa fille Semira, au désespoir de celle-ci.
Arbace est retrouvé avec l’arme du crime et se trouve accusé sans pouvoir se disculper. Il voit son ami (Artaserse), sa sœur (Semira) et son aimée (Mandane) se détourner de lui, tandis qu’Artabano lui-même feint de condamner son geste et le déclare coupable.

Acte II
Artaserse échappe à son tour à une tentative d’assassinat. Chacun exprime ses sentiments : Artabano réaffirme à un Megabise carnassier qu’il lui donnera Semira. Semira reproche la dureté de Mandane à l’égard d’Arbace ; cette dernière suggère néanmoins qu’elle l’aime encore.
Artaserse, dans l’espoir de sauver son ami, confie à Artabano lui-même le soin de juger Arbace. Mais Artabano le condamne à mort, provoquant l’horreur et la colère de tous. Arbace lui exprime malgré tout amour et fidélité. Resté seul, Artabano ravale sa douleur pour réaffirmer ses fins.

Acte III
Le roi rejoint Arbace et lui donne secrètement la fuite. Artabano, qui leur succède dans la cellule pour la trouver vide, croit que son fils est mort : désespoir et vœu de vengeance. Arbace libéré retrouve Mandane dans le palais et leur amour mutuel s’impose. On annonce à Artaserse un soulèvement mené par Megabise, mais bien vite les insurgés sont repoussés par Arbace. Artaserse l'absout et lui propose de boire dans une coupe rituelle ; Artabano l’en empêche : il avait empoisonné la coupe pour tuer le roi. Il avoue toutes ses fautes, et Arbace implore le roi de pardonner le père coupable, ce que fait Artaserse. Il épousera Semira, Arbace et Mandane seront réunis, chacun se réjouit.

L'intrigue met chacun des principaux personnages face à des élans contradictoires : soif de vengeance ou honneur/survie du fils pour Artabano, loyauté au père ou au souverain pour Arbace, devoir de vengeance et amour pour Mandane, amitié et responsabilité royale pour Artaserse… Ces élans sont source de volte-face (condamnation prononcée par Artabano, libération d'Arbace par Artaserse, aveu amoureux de Mandane, etc.) ou d'épanchements surprenants (Arbace redisant son affection au père qui le condamne), dûment soulignés par des airs aux moments clés. Les airs d'Arbace sont à ce titre les plus célèbres du livret : agitation de Fra cento affanni ; panache blessé de Vò solcando un mar crudele ; humilité d'un Per quel paterno amplesso déchirant. Carestini, encore jeune et déjà vedette, y a inspiré des pages magnifiques, et Vò solcando un mar crudele a vite été considéré comme un absolu modèle d'expression vocale et poétique.

Johann Adolf Hasse à Venise

ArtaserseSur les lagunes, Hasse est un jeune talent en vue qui s'est distingué à Naples. Pour le Saxon, un adaptateur anonyme apporte des retouches au pourtant tout nouveau livret de Metastasio, sans doute afin de l'adapter à une distribution étincelante :

Artaserse : Filippo Giorgi
Arbace : Carlo Broschi, dit Farinelli
Artabano : Nicola Grimaldi, dit Nicolino
Mandane : Francesca Cuzzoni
Semira : Maria Maddalena Pieri
Megabise : Antonio Castori

Cette affiche est sans doute plus brillante encore qu'à Rome. Le vieux castrat Nicolino, alors profond contralto et acteur exceptionnel, incarne le père d’un Farinelli de 25 ans, déjà au sommet de sa gloire. Le livret connaît déjà quelques aménagements par rapport à la création romaine toute récente, pour mieux mettre en valeur le trio de tête (Nicolino, Cuzzoni, Farinelli) : l’acte un est légèrement resserré, dans les récitatifs et avec deux airs de moins (l'un pour Artabano et l’autre pour Artaserse), et la fin est modifiée : initialement, un air rageur de Mandane faisait suite aux invectives d’Artabano et Semira, accumulation amenant au sublime Vò solcando un mar crudele. Chez Hasse, Arbace exhale son désespoir sur un texte original et dans un air à succès, Se al labbro mio non credi, adressé à son aimée. Et c’est la Cuzzoni qui a le privilège de clore l’acte avec un bel andante tendu et angoissé, Che pena al mio core.
À l’acte deux, des coupures encore dans les récitatifs et deux textes différents, pour des airs placés aux mêmes endroits : Mi scacci sdegnato devient Lascia cadermi in volto, Per quel paterno amplesso devient Per questo dolce amplesso (encore un sommet de la partition). Deux airs disparaissent (Semira et Artaserse) avant la conclusion de l’acte, là aussi modifiée : le grand acteur Nicolino bénéficie d’une toute nouvelle scène dramatique en récitatif accompagné, couronnée d’un joyau expressif que Farinelli lui-même chantera ensuite bien souvent, l’air Pallido il sole (en lieu et place de Così stupisce e cade).
L’acte III est encore remanié : les premières scènes sont écourtées et revues, au bénéfice de Farinelli qui gagne un fabuleux air de bravoure (Parto qual pastorello) après un nouveau texte pour Artaserse (Pensa che l’amor mio remplace Nuvoletta opposta al sole). Nouveau texte également pour Megabise à la scène suivante (Spiega i lini au lieu d'Ardito ti renda). La fin du livret reste identique à la version romaine.

Cuzzoni NIcolino
Caricatures de la Cuzzoni et Nicolino

Ces changements soulignent sur la prééminence de Cuzzoni, Nicolino et Farinelli en tête d’affiche. Vocalement, leurs parties sont les plus belles ; Mandane est typiquement écrit pour le pulpeux soprano de la Cuzzoni, modérément virtuose mais souple, assez central avec de belles envolées au la aigu. Artabano est pour un contralto parfois très profond (Amalo, e se al tuo sguardo jusqu’au la2), agile mais limité au do4 dans l’aigu. Quant au rôle de Farinelli, il exige tout l’éventail de talents de ce chanteur légendaire : airs andante ou adagio à fendre pierre, parfois écrits en tessiture de contralto (Per questo dolce amplesso), et airs de bravoure parcourant toute son étendue. Ainsi, Parto, qual pastorello va du fa2 dièse au contre-ut, soit plus de deux octaves et demie, en multipliant vocalises, sauts sur de grands intervalles et messa di voce.



Plusieurs mesures de vocalises de Parto, qual pastorello

L'héritage d'Artaserse

Des myriades d'Artaserse

De manière emblématique, ce sont deux castrats de légende, Farinelli et Carestini, qui ont donné chair – et voix – à Arbace, archétype du primo uomo métastasien, et même de l'opera seria. Jusqu'à la fin du siècle, toute tête d'affiche se doit d'incarner Arbace, souvent dans diverses versions, à l'instar de Megacle (dans L'Olimpiade) ou Timante (Demofoonte), pour confirmer son statut et marquer ce rôle connu entre tous. Artabano est aussi rapidement devenu un de ces rôles de ténor métastasien typiques, comme Demofoonte, Clistene, Cosroe, Antigono ou Iarba, en cette décennie ou cette tessiture s'impose enfin dans le triangle de tête des distributions. Ainsi, si même l'Artabano de Vinci a été repris par des castrats au début des années 1730, ce personnage est vite tombé dans l'escarcelle des ténors – plus rarement de basses, comme Mareschi et Montagnana. D'ailleurs, en 1734, quand on reprend la version de Hasse à Venise, Artabano revient au ténor Tolve (qui avait créé le rôle pour Vinci), tout comme la reprise dresdoise de 1740, où chante Filippo Giorgi.

Le livret puissant et parfaitement équilibré de Metastasio, avec ses paroxysmes, ses montées en puissance et ses accélérations violentes, a justement attiré compositeurs et public, même si chaque nouvelle s'accompagnait de son lot de modifications – le plus fameux étant le virtuose Son qual nave écrit par Riccardo Broschi pour Farinelli à Londres. Si Leonardo Vinci meurt au moment où son Artaserse est produit, Hasse peut proposer une nouvelle version du livret en 1760, pour Naples. Il n'est d'ailleurs pas le seul à composer plusieurs Artaserse, dont plus de cent été dénombrés. Dans la décennie qui suit leur création, les opéras originaux de Vinci et Hasse font l’objet de nombreuses reprises dans toute l'Europe (jusqu'à Londres, Holešov, Wroclaw, Ljubljana ou Graz), fait remarquable à une époque où la notion de répertoire est absente ; une troupe propose encore la version de Vinci (ou ce qui pouvait en rester) à Dresde en 1746, avec la Giacomazzi en Arbace ! Tous les musiciens se frottent au livret, parmi lesquels les plus fameux de leur temps comme, entre tant d'autres, Gluck (avec l’Arbace d’Appiani et l’Aschieri), Jommelli (Gizziello, Albuzzi), Galuppi (Mingotti, Raaff, Gizziello), J.C. Bach et Sacchini (les deux avec Guadagni), Sarti, Piccinni (Luciani, De Mezzo), Bertoni (Babbini, Pacchierotti), Mysliveček (Tenducci), Paisiello (Folicaldi), Cimarosa (Marchesi), Anfossi (avec Vitale Damiani et Maffoli), Zingarelli, jusqu’à Portogallo en 1806, version reprise jusqu’en 1817 au moins à Parme avec la soprano Eufemia Eckarth en Arbace.
Notons que lorsque Thomas Arne s’emploie à composer le premier opera seria en anglais, son choix s'arrête naturellement sur le plus célèbre livret de Metastasio: cet Artaxerxes créé par Tenducci, Beard et Charlotte Brent sera l’un des piliers du King's Theatre pendant des décennies, et la pierre de touche de nombreuses chanteuses aspirant au titre de diva à Londres.

Artaserse au disque

On peut trouver des extraits de divers Artaserse, notamment des scènes et airs de concert de Mozart (K23, 78, 79, 88, 295), un quatuor et un air de Mandane par Mysliveček, et deux airs par J.C. Bach.
Il existe également plusieurs intégrales d’Artaxerxes d’Arne ainsi que celui de Terradellas créé avec le castrat Venturini et le ténor Del Rosso. Une bande radio d’une production (adaptée) de l’Artaserse de Hasse de 1760 existe également ; les rôles principaux étaient tenus par le ténor Carlani, la Spagnoletta et le soprano Consorti. Vivica Genaux a par ailleurs enregistré Va tra le selve ircane de la version dresdoise révisée pour la Bordoni. Le même air mis en musique par Graun a été enregistré par une certain Betty-Jo Schramm, interprétation d'une insigne médiocrité ; Jochen Kowalski a quant à lui gravé l'air Sulle sponde del torbido lete (Artabano) avec une autre probité.

Les Artaserse (faux) jumeaux bénéficient aujourd'hui d'enregistrements officiels. Une chance pour notre époque qui commence à explorer l'opéra baroque au-delà des limites du corpus de Haendel, puis Vivaldi. Vinci, Hasse, Porpora semblent éveiller une curiosité légitime.
Pour beaucoup, la production scénique de l'Artaserse de Vinci, intégrant intelligemment nombre de conventions du Grand Siècle et avec sa distribution entièrement masculine – comme à la création –, a eu valeur de révélation. Il est permis d'émettre des réserves sur de nombreux aspects du disque ou du DVD : Semira placide et peu concernée de Sabadus, Behle très probe mais hors de son élément naturel, rôle de Mandane transposé vers le bas pour Cencic... mais globalement, justice est rendue à l'opéra.
La production du Festival de Martina Franca était plus que nécessaire pour rendre conjointement hommage au génie de Metastasio, Hasse mais aussi Cuzzoni, Nicolino et Farinelli. Elle a bénéficié d’une publication très bienvenue en CD et en DVD, dans un son assez médiocre malheureusement. La mise en scène n’est, à en croire les critiques, guère inoubliable. Quant à la réalisation musicale, une chose est certaine : la prestation de Franco Fagioli est une prouesse, tant pour la virtuosité époustouflante que la justesse de ton et la hauteur du style, en adéquation avec le rôle. Déjà parfait Arbace de Vinci, et digne successeur de Carestini, le voici en incarnation convaincante de Farinelli, superbe exploit qui lui vaut le succès qu’il rencontre aujourd’hui. À ses côtés, Prina a de beaux moments, surtout dans la grande scène finale du II. Pour briller, elle insère – inopportunément – un air de Vivaldi là où figurait à l’origine un air d’Artabano coupé pour l'Artaserse de Venise. Il est permis de trouver que cet ajout est malvenu et ne tombe pas dans ses meilleures notes. Toujours sèche et peu musicale, M.G. Schiavo donne une Mandane tout juste correcte dont il ne faut pas attendre une évocation de la Cuzzoni. Le reste de la distribution assure honnêtement des parties difficiles mais plus inégales : Semira est trop grave pour Rosa Bove, Zorzi-Giustiniani souffre d'un timbre ingrat que ne rachète pas vraiment l'interprétation, à l'instar du falsettiste Giovannini, mais ils chantent bravement toutes les notes et font exister leurs personnages de leur mieux. On voudrait maintenant que l'Artaserse de Hasse, dont cette production suffit à révéler l'intérêt, puisse être redonné avec tout le faste qu'il mérite.
Ces deux Artaserse sont des fondations essentielles de l'opera seria du XVIIIe siècle : à quand une entrée au répertoire ?


Artaserse de Hasse dans la production du Festivale della Valle d'Itria à Martina Franca