SCULPTER LE SOUFFLE
L'ornement dans l'opéra baroque
Aux origines de l'opéra : le verbe festonné
Dès la fin du XVIe et le début du XVIIe, la monodie ou la polyphonie font déjà un large usage du chant orné, et divers chanteurs se distinguent par leur virtuosité. De longs mélismes sont écrits, couvrant des ambitus parfois impressionnants – surtout pour les voix masculines naturelles. Le mot et l'expressivité sont pourtant ce qui est mis en avant par les compositeurs de l'époque, mais cela ne s'oppose en rien au chant orné pour mettre en valeur certains passages ; seule une certaine historiographie musicale a voulu associer la vocalise à un hédonisme creux et insignifiant, à un caprice de cantatrice.
Que l'interprète ait une place centrale dans le processus de création d'une pièce chantée, entre le compositeur et le public, est toutefois une évidence. Compositeur et interprète sont souvent alors une même personne, du reste, puisque la formation musicale des chanteurs professionnels est d'un niveau suffisant pour leur permettre d'écrire de la musique d'une part, d'improviser leurs fioritures d'autre part. On sait que les partitions écrites au XVIIe ne sont que des canevas sur lesquels l'interprète doit apporter sa part de vocalises, trilles, etc. à des fins expressives. Les coloratures doivent littéralement colorer le verbe, la partition écrite.
La version ornée du fameux Possente spirto d'Orphée, écrit par Monteverdi, n'est assurément pas une concession au brillant Francesco Rasi. De même, Monterverdi précise où décorer, et où rester sobre dans certaines parties du Combattimento di Clorinda. Les quarante premières années du siècle voient l'émergence de l'opéra à Florence, puis Rome et Venise. Aux premiers virtuoses de cour et de chambre, comme l'Archilei, qui ouvre La Pellegrina de 1589 de sa voix agile, ou encore les ténors et basses Caccini, Puliaschi, Peri ou Palantrotti, succède une génération qui se met à investir les planches des théâtres pour séduire un public plus large.
C'est une période d'expansion de la virtuosité, les compositeurs et les chanteurs rivalisant dans la recherche de nouvelles figures, plus difficiles, entraînant un perfectionnement constant du chant virtuose et des partitions plus explicites dans la notation des coloratures. Au départ et en théorie, le chant orné s'imposait aux divinités et personnages nobles, comme on le constate dans Il Ritorno d'Ulisse in patria de Monteverdi (1641) avec Neptune et Minerve, la Musique dans L'Orfeo de 1607, Junon dans La Calisto de Cavalli (1651) ou encore le bref rôle de Vénus tenu par le castrat Sabbatini dans L'Argia de Cesti (1655). En pratique, on constate que le canto di garbo, le chant orné, s'impose à tous les personnages et types de voix, avec néanmoins des spécificités, pour les voix de basses par exemple. Il s'agit de mettre en valeur, par des vocalises figuratives, certains mots comme abisso (avec sauts dans le grave, voir Il Ballo delle ingrate de Monteverdi), fulmine (rapide vocalise descendante), etc. Ces ornements stéréotypés persistent plusieurs décennies, et dans les années 1730, Farinelli va encore fouiller le grave de sa tessiture sur le mot abisso dans Senti il fato (Merope de Giacomelli) et Cecilia Young lance de foudroyantes roulades dans Neghittosi or voi che fate (Ariodante, Haendel) en ordonnant fulminate !
L'invention de la reprise da capo permet au chanteur d'exprimer tout son talent vocal, son goût et son imagination expressive. Les airs écrits à la fin du XVIIe siècle ne sont pas encore du même niveau de complexité que dans le siècle suivant, mais marquent déjà une forte inflexion vers l'agilité. Remarquons encore qu'entre les partitions et l'exécution, la différence est certainement encore plus forte qu'elle ne l'est par la suite, quand la notation des coloratures devient plus précise et explicite. La basse Verdoni impose tout de même des pages d'une grande complexité dans les oratorios romains, avec sauts, vocalises, et Stradella écrit des passages délirants dans San Giovanni Battista en 1675 pour le castrat Siface et pour le même Verdoni. De même, Steffani note des fioritures longues et complexes pour le fameux Clementino, dans Niobe (1688). L'idée même de l'aria di bravura a déjà fait son chemin, notamment dans les spectaculaires opéras guerriers de Venise, où les machines le disputent au brillant des interprètes avec les musiques de Sartorio, Legrenzi, Ziani etc. On trouve un intéressant embryon de ce genre dans La Statira de Cavalli (1655), avec un passage typique imitant les ornements de la trompette (La tromba orgogliosa) – quand Haendel écrit Or la tromba pour Rinaldo en 1711, ce type d'air est devenu un peu désuet :
Mais la virtuosité est, tous les théoriciens le soulignent, au service de l'expressivité. C'est le propos et l'art de Tosi, chanteur de chambre et auteur d'un traité fondamental sur le sujet. On pourrait aussi citer le castrat Cortona ; c'est un lieu commun et une erreur que d'affirmer que tous les castrats avaient une voix incroyablement longue et virtuose. De même, des chanteuses comme la Tarquini, la Riccioni ou Santa Stella se distinguent plus par leur expressivité que par des déferlements d'agilité. Inversement, les premières pages de Haendel, entre 1700 et 1710, témoignent du degré d'agilité déjà acquis par des cantatrices comme la Conradi à Hambourg, la Diamantina à Venise, ou la Torri-Cecchi à Florence. Grâce à cet équilibre entre virtuosité et expressivité, et aux talents dramatiques des compositeurs de l'époque, Celletti évoque la période 1690 – 1740 comme un âge d'or du bel canto, à juste titre.
Les diverses figures ornementales
Trilles
Absolument essentiels dans tout le bel canto, de Monteverdi aux tardifs Mercadante ou Verdi et même Wagner, le trille est malheureusement aujourd'hui très négligé, par tous les types de voix et surtout les voix masculines.
À l'origine, le trille désigne une répétition très rapide de la même note, comme on l'entend abondamment chez Monteverdi – notamment dans le Possente spirto d'Orfeo – ou Cavalli. Ensuite, le trille consiste à battre la note située au ton ou demi-ton supérieur ou inférieur de la note harmonique, les diverses manières d'attaquer ou clore cette figure invitant plutôt à parler des trilles plutôt que du trille. Tous les commentateurs et théoriciens de l'époque y attachent une immense importance, et Burney laisse toujours dans ses avis un commentaire sur la qualité du trille (shake). Tosi écrit en 1723 : « Quiconque a un beau trille, même s'il lui manque tous les autres agréments, peut toujours se prévaloir de l'avantage de ne pas offenser l'oreille dans une fin ou cadence où il est le plus souvent très nécessaire. » Certains interprètes sont particulièrement réputés pour cet ornement, comme la Cuzzoni dont les airs en regorgent.
Le trille est utilisé dans tous les types d'airs, mais fait particulièrement partie des enjolivements di maniera, pour le style le plus délicat et élégant. On peut lui attribuer maintes fonctions expressives, selon d'ailleurs qu'il est préparé ou non, longuement battu ou non, lent, rapide, etc. Un trille bref non préparé peut être assimilé à un mordant, et parfois noté de la même façon, par une petite ondulation sur la note.
Quelques autres exemples d'airs riches en trilles : Quell'usignolo – air d'Epitide dans Merope (Giacomelli, 1732), pour Farinelli With plaintive notes – air de Dalila dans Samson (Haendel, 1734), pour la soprano Kitty Clive Di quel superbo core – air d'Amasi, dans Sesostri (Terradellas, 1751), pour le ténor Pompeo Basteriis
Martellato
Exercice particulièrement difficile, le martellato, ou notes battues, consiste à émettre la même note avec netteté de façon répétitive à un rythme élevé. Physiologiquement, les castrats semblaient mieux disposés à produire cet ornement, souvent présent dans les airs pour Farinelli. Pergolesi en écrit pour Caffarelli dans Torbido in volto d'Adriano in Siria en 1734. Certaines cantatrices s'y montrent aussi expertes, notamment Faustina Bordoni : on l'entend dans Son qual misera tortorella de Hasse (Cleofide, 1731), Tu che scorgi d'Orlandini (Paride, 1720), etc. De même la Giacomazzi devait maîtriser parfaitement cette technique pour chanter le périlleux et célèbre Agitata da due venti de Vivaldi (Griselda, 1735).
Mordants, apoggiatures, gruppetti et acciaccature
Délicats ornements de divers types, participant souvent de l'agilité délicate d'airs andante ou cantabile (agilité di maniera), même s'ils peuvent aussi servir aux airs de bravoure. Il s'agit d'une ou plusieurs notes exécutées très rapidement autour de la note principale : le mordant donne une impression de battement rapide entre la note principale et la note contiguë (ci-contre à droite). L'appogiature est une seule note, immédiatement inférieure ou supérieure à la note principale, et peut être longue ou brève selon les effets recherchés : frottements harmoniques, retard, douceur, ou trébuchement, nervosité. L'appogiature brève est parfois synonyme d'acciaccatura, mais ce dernier ornement sera plutôt un ensemble de plusieurs notes exécutées rapidement avant de chanter la note principale, comme un petit fragment de gamme. Enfin, le gruppetto est un petit groupe de notes autour de la note principale, associant mordants inférieur et supérieur.
Les notations solfégiques ont évolué et tout est aujourd'hui noté précisément, mais les partitions baroques négligent souvent de noter ces ornements, laissés à la charge de l'interprète. Ou alors, ces agréments n'étaient inscrits qu'en petites notes, contrairement au principal dessin mélodique ; mais le perfectionnement du chant et l'avènement du style sensible, sensitivo, avec l'école napolitaine de Porpora, Vinci et Hasse, champions d'un genre aux mélodies riches de trilles, appogiatures, mordants etc., amène souvent les compositeurs à préciser ces figures in extenso. De là les nombreux rythmes pointés de l'opéra galant, qui correspondent à des appogiatures brèves écrites. On pourrait donner mille exemples de ce style qui submerge l'opéra italien dès les années 1720 et influence Haendel et Vivaldi. Ci-dessous la partition d'un grand succès de ce nouveau style pathétique, écrit en l'occurrence pour Farinelli par Hasse, avec ses acciaccature en quadruples croches et ses appogiatures. Vivica Genaux et René Jacobs ont opportunément orné cette page de mordants et autres trilles :
Passages, roulades
Tout ce que les anciens désignaient canto di garbo, ou gorgheggi : ces fameux passages qui ornaient les cadences, et par extension tout le chant vocalisé. On appelle plutôt roulade une vocalise par degrés conjoints, et plus spécifiquement volata ou volatina une gamme rapide, ascendante ou descendante. En outre, les divisions consistent à chanter plusieurs notes rapides là où il y avait une valeur longue, dans une reprise. Ne chipotons point : il s'agit là de traits de notes plus ou moins longs et rapides, avec des intervalles plus ou moins larges, et des tours plus ou moins tortueux. C'est la manifestation la plus évidente de la virtuosité vocale et l'effet le plus sûr dans le chant di bravura. Les airs lents peuvent aussi déployer de longues mesures de vocalises élégantes, même interrompues de soupirs. Ce type de virtuosité met à l'épreuve le souffle, l'homogénéité de la voix, la capacité à émettre clairement des notes distinctes ici avec force, là avec légèreté, et à intégrer le tout dans une ligne de chant expressive. L'âge d'or du chant que nous évoquions développe particulièrement ce genre de démonstration, avec la vogue croissante des airs de bravoure, notamment de tempêtes ou autres procédés rhétoriques de comparaison propices aux artifices vocaux (voir la notice sur le sujet). Aucune voix n'est dispensée de vocalisation, parfois très ardue, les basses étant même tout particulièrement sollicitées au début du XVIIe siècle. Au XVIIIe siècle, l'ascension des ténors dans l'opera seria s'accompagne de capacités à égaler les cantatrices et castrats sur le plan de la vocalise : ainsi, Paita, Fabri, Guicciardi puis Babbi, Albuzzi, Basteriis, Amorevoli, Raaff, Panzacchi, Cortoni, Ansani et bien d'autres encore s'imposent par des facultés virtuoses superlatives. À Hambourg, la basse Riemschneider interprète des premiers rôles très vocalisants, souvent adaptés de pages de Haendel pour Senesino.
On pourrait aligner une infinité d'exemples d'airs avec de nombreux passages, mais en voici quelques-uns de plusieurs époques, pour diverses tessitures : Or che Seneca è morto – duo Néron & Lucain dans l'Incoronazione di Poppea (1643, Monteverdi ?), pour Stefano Costa ? Caderà, caderà chi mi fa guerra – air d'Arianne dans Giustino (1683, Legrenzi), pour soprano Lascia Amor, e segui marte – air de Zoroastro dans Orlando (1733, Haendel), pour la basse Montagnana Non è viltà – air de Tancrède dans Armida abbandonata (1771, Jommelli), pour le ténor Cortoni
Extrait de l'air Tra bellici armi écrit pour le castrat Clementino (Amphion) dans Niobe de Steffani (1688)
Canto di sbalzo
Ce terme désigne un style de chant énergique avec des sauts brusques d'intervalles disjoints, généralement supérieurs à la quarte, soulignant la justesse d'intonation, la longueur de la voix et son autorité dans les différents registres. L'impression d'arrachement et le contraste ainsi créés sont évidemment utilisés à des fins expressives. Le canto di sbalzo était à l'origine plutôt réservé aux voix de ténors ou basses dont il est longtemps resté l'apanage, même si toutes les tessitures s'en sont emparées. Certains interprètes s'en faisaient manifestement une spécialité, comme le ténor Guglielmo D'Ettore, relativement peu porté sur la vocalise rapide mais dont les lignes de chant sont constamment émaillées d'intervalles parfois impressionnants, jusqu'au suraigu. On pourra citer comme exemple Vado incontro al fato estremo du Mitridate de Mozart (ci-dessous, en clé d'ut4 : les notes les plus aiguës sont des contre-uts). On trouvera un autre exemple de ce style chez Francesco Borosini (cf. la page qui lui est consacrée), qui dispense en permanence de larges écarts sur ses deux octaves, que le compositeur soit Haendel, Conti, Fux, Porsile ou Gasparini.
Les grands intervalles ne sont pas réservés à l'expression de la fureur, et créent un effet de déchirement bouleversant dans Se di lauri (toujours dans Mitridate) ou encore Fra l'ombre e gli orrori de Haendel, tendu sur deux octaves et une quinte parcourues l'espace d'une mesure.
Chez les sopranos, citons aussi : Cervo in bosco – air de Jason/Climaco dans Medo de Vinci, 1724, pour Farinelli Leggi, sdegno – air de Climène dans Fetonte (1767, Jommelli), pour Maria Masi-Giura
Pour contralto : Se fiera belva – air de Bertarido dans Rodelinda de Haendel, 1725, pour Senesino
Pour basse : Nell'africane selve – cantate de Haendel, début 1700 Superbo è l'uom – air de Neptune dans Il Ritorno d'Ulisse in patria (Monteverdi, 1640), sans doute pour Manelli
Notes extrêmes
Difficile de parler de ce style sans évoquer ensuite les notes extrêmes, qui participent aussi des contrastes de registre et de couleur. Certaines pages se plaisent à transposer les mêmes motifs à diverses hauteurs pour souligner la longueur de la voix et mettre en valeur le ballottement souvent évoqué dans le texte : Da due venti d'Orlando finto pazzo de Vivaldi (1713) par exemple, ou Qual guerriero in campo armato de Broschi (Idaspe, 1730). Haendel déploie une vocalise sur deux octaves pleines pour Carestini dans le Dopo notte d'Ariodante, et l'air Ardi, svena, impiaga, atterra d'une cantate de Vivaldi est particulièrement exigeant avec une tessiture constamment très tendue, tout comme les pages qu'il écrit pour la Giacomazzi.
Autre procédé, aller chercher les notes extrêmes du grave et de l'aigu. Évidemment, l'extrême varie en fonction des époques, et les basses ont tendance à descendre plus grave au XVIIe, tandis que les sopranos et ténors sont capables d'atteindre des aigus incroyables dans la seconde moitié du XVIIIe. La course au suraigu est même un trait particulier de l'opéra italien à partir des années 1760 environ, même s'il est le plus souvent caressé en notes piquées ou au sommet d'une roulade. Mozart creuse le grave de la Bernasconi dans Pallid'ombre (Mitridate) après avoir surtout fait briller son aigu dans les autres airs, et Gluck joue des aigus et graves de la même chanteuse dans Ombre, larve (Alceste, 1767), avec notes tenues et effets di sbalzo. La tendance est moquée par Gassmann dans l'air pathétique et outrageusement virtuose de la prima donna à l'acte II de l'Opera seria (1769).
Le talent particulier d'un interprète est naturellement une invitation à ce genre d'écriture extrême, flattant le contre-ut du ténor Albuzzi, le contre-fa de Danzi-Lebrun, ou même plus aigu encore pour Mlles Weber-Lange, Balducci, Agujari etc. Caccini, Puliaschi et Cesti jouent les ténors-basses dans des madrigaux et airs à l'ambitus impressionnant. Au siècle suivant, Carli puis Ludwig Fisher imposent leur ré grave ; et Farinelli chante des pages en registre de contralto tout en caracolant au contre-ut.
Notes piquées
Dans la course aux notes extrêmes, une figure particulière aux sopranos aiguës de la seconde moitié du XVIIIe siècle consiste à atteindre des notes très hautes par des traits rapides de notes piquées, en arpèges ou non. L'exemple le plus connu est l'air de fureur de la reine de la nuit de Mozart écrit pour Mlle Hofer. Néanmoins, dès les années 30, les nouveaux chanteurs étaient capables d'effets similaires, et Haendel écrit l'un de très rares contre-uts de sa carrière au sommet d'arpèges destinés au jeune castrat Gizziello. Ces manières annoncent le retour à une vocalité légère, abandonnant les émissions vigoureuses à pleine voix des premières décennies de 1700, avec les grands Senesino, Farinelli, Bernacchi, Carestini, Caffarelli, etc. Gasparo Savoi en exécute dans le fameux Furia di donna irata de La Buona Figliuola de Piccinni, en 1760.
On attribue parfois la vogue des arpèges de notes piquées à Anna De Amicis, diva des années 1760 et 1770. Il est vrai que l'air Odio, furor, dispetto de Jommelli (Armida abbandonata, 1771) est essentiellement fondé sur cette figure, reprise par Mozart dans Nel grave tormento de Mitridate pour la Bernasconi. Plus tard, on entendra maints passages similaires pour Mlle Danzi-Lebrun (par exemple à la fin de Mi sento, Oh Dio! de L'Olimpiade de Cimarosa, 1784) ou encore dans Teseo riconosciuto de Spontini en 1799. Ci-dessous, un extrait de l'air È specie di follia pour Elisabeth Wendling, Tomiri dans Ifigenia in Tauride de De Majo (1764), et qui ne procède pas par arpèges, mais en gamme piquée jusqu'à l'ut dièse.
Portamento
Ce qu'on appelle en français port de voix est souvent bien mal considéré, mais il s'agit là encore d'un ornement fondamental de l'opéra baroque, très utilisé. Il s'agit de l'art de porter la voix d'une note à l'autre, avec legato et expressivité. Cela ne doit pas devenir une sorte de glissando que l'on juge aujourd'hui du plus mauvais effet ; il s'agit de nourrir une ligne de chant homogène et sans rupture malgré, parfois, de grands intervalles. Le portamento est particulièrement appelé dans les airs lents et pathétiques, et l'on vanta beaucoup celui de la Cuzzoni, pour laquelle justement Haendel et Porpora écrivirent de magnifiques airs caressant les notes graves et aiguës en déroulant de longues mélodies. Le languissant Ritorna o caro de Rodelinda en est un parfait exemple. Du reste, tous les chanteurs sont supposés maîtriser cet effet. Voici quelques exemples d'airs exigeant un beau portemento : Discioglietevi pure – air d'Argia dans L'Argia (1655, Cesti) pour le castrat Pancotti Ciel nemico – air d'Attalo dans I Fratelli riconosciuti (1724, Capelli) pour le castrat Carestini Quando mi dona un cenno – air de Tobia dans Il Ritorno di Tobia (1775, Haydn), pour le ténor K. Friebert Oh Isis und Osiris – air de Sarastro dans Die Zauberflöte (1791, Mozart) pour la basse Gerl
Notes filées & messa di voce
Le meilleur moyen de faire valoir un beau portamento est d'enchaîner des notes tenues sur le souffle, au volume réduit, maîtrisé et égal, que l'on appelle notes filées. Aptitude à sculpter le souffle à la perfection... La messa di voce consiste à attaquer un son pianissimo, à l'enfler régulièrement jusqu'au forte, puis à revenir à la nuance piano progressivement, sans rupture. On peut doubler cette mise de voix, l'agrémenter d'un trille, etc. Pas toujours écrite, cette pratique était néanmoins extrêmement répandue. Certains airs en portent explicitement la trace, par exemple Alto giove de Porpora (dans Polifemo, pour Farinelli) ou encore La mia costanza de Haendel (pour la Cuzzoni, dans Ezio). Les notes tenues sont légion, là encore pour toutes les voix : Oblivion soave – air d'Arnalta dans L'Incoronazione di Poppea (1643, Monteverdi) Parto, seguendo amore – air d'Arsace dans Artaserse (Hasse, 1730) pour Farinelli Ich baue ganz – air de Belmonte dans Die Entführung aus dem Serail (1781, Mozart), pour le ténor Adamberger
Un enjeu identitaire
Il est entendu que tous ces ornements sont associés librement selon le caractère de l'air et le chanteur. L'interprète privilégiera toujours tels ou tels types d'airs, et on sait que la contralto Robinson évitait les airs emportés, là où au contraire la Girò ne voulait pas d'airs cantabile. Les deux n'étaient guère à l'aise dans les passages complexes. Toutes ces préférences étaient explicites et le compositeur voire le livret devait en tenir compte. L'identité et le style d'un vocaliste dépendent fortement de ses ornements et variations, de l'imagination et de la maîtrise dont il fait preuve dans la variation des da capo, si bien que l'histoire de l'opéra séria est émaillée de confrontations sur ce point : lorsque Bernacchi, castrat mûr issu de l'école ancienne de Pistocchi, est confronté au jeune Farinelli dans une même œuvre, le castrat vieillissant s'amuse à reprendre tous les ornements de son jeune rival dans l'air qu'il chante juste après lui, le surpasse et à en ajoute d'autres qui enthousiasment le public. Cet acte de défiance marque la victoire de Bernacchi, mais Farinelli ne lui en tient pas rancune et profite, dit-on, des conseils du contralto. Entre la jeune soprano Nancy Storace et le castrat Marchesi, les choses ne finissent pas aussi bien : l'immense castrat enchante le public dans un air par une formidable messa di voce qui met la ville en émoi et parle même de la « bombe Marchesi ». La Storace, distribuée dans la même œuvre, décide de montrer qu'elle peut faire aussi bien et ose, sacrilège !, produire le même ornement, ce qui met le public en délire. Le castrat outré fait pression sur le directeur du théâtre, on demande à la Storace d'être plus modeste, ce qu'elle refuse, et on renvoie la cantatrice.
D'autres témoignages nombreux rendent compte du lien étroit entre les ornements et le style propre à un chanteur – plus qu'à un compositeur – mettant véritablement l'interprète au cœur de la partie musicale de l'opéra. Ainsi, une célèbre lettre de Benati à Vittoria Tesi énumère un certain nombre de cantatrices en pastichant, dans une partition associée, les vocalises proches à chacune. Benedetto Marcello s'amuse à composer sa propre version de la lettre, avec des traits supposément caractéristiques des sopranos Zani, Cuzzoni, Bordoni, ou des contraltos Bombacciari, Coralli, Muzzi etc. Sur le mot « vous », Marcello fait un clin d'œil à la voix profonde de la Tesi, la destinataire, et écrit un fa grave. Ci-contre, un extrait où sont citées successivement Anna Ambreville, Teresa Mucci [Muzzi], une certaine Spagnola (Silvia Lodi ?), puis la Coralli (Laurenti), toutes contraltos.
La Française Sarah Goudar va dans le même sens dans ses commentaires sur les interprètes d'opéra italien, et écrit que « Bernacchi se fit un pathétique sublime qui finit avec lui. On peut dire qu'il emporta toute la musique dans le tombeau. » Elle attribue ensuite à Gizziello, dans la lignée de Bernacchi, l'invention d'un style tout personnel, largement imité ensuite. Aucun compositeur n'est cité. Cette primauté du chanteur dans l'exécution et sa part écrasante dans le rendu musical final n'est pas toujours bien vue, notamment à l'orée du XIXe siècle, et en 1801, un amateur écrit d'Autriche : Le goût pour les trilles et cadences, qui me seront toujours pénibles, se répand aussi ici, à Vienne. On n'y entend généralement pas la musique de Cimarosa, Mozart, etc. mais celle de Marchesi, Brizzi, Riccardi-Paër...[castrat, ténor et soprano du théâtre]
Excès et décadence
On notera que ce commentaire déplore une dérive du goût local, en fait dénoncée par chaque génération de musiciens depuis Tosi au moins. En effet, les commentaires abondent au cours du XVIIIe pour regretter la fin de l'école de chant précédente, et l'équilibre parfait du vrai chant expressif et orné, à son sommet autour de 1700. On prête ainsi à Pistocchi le reproche suivant à son élève Bernacchi : « Io t'ho insegnato a cantare e tu vuoi suonare! », que l'on pourrait traduire littéralement « Je t'ai appris à chanter, et tu veux sonner », le verbe suonare signifiant aussi en italien jouer d'un instrument. Il s'agit ici de dénoncer l'inflexion vers un chant instrumental, plus éloigné du verbe. Delaborde, citant les commentaires de Mancini sur le soprano Pasi, se fait écho de ces critiques : M. Mancini, dans ses pensées sur le chant, dit qu'il était doué d'un goût & d'une intelligence surprenante dans l'art du chant. À une méthode très simple, et au portamento di voce d'une grande netteté, il sut allier le premier de petites licences qui faisaient le plus grand effet. Son style en devint tout-à-fait singulier & piquant. Mais il eut alors et depuis de mauvais imitateurs qui abusèrent de son exemple, & par trop d'ornements gâtèrent et défigurèrent leur chant à ne pouvoir y rien comprendre. Mais ne voulant briller par des variations & des ornements déplacés, ils perdirent l'expression, cette partie si essentielle de la Musique, et cette expression tant vantée vers la fin du seizième siècle, & au commencement du suivant, il s'en faut bien qu'on l'ait entièrement retrouvée dans celui-ci.
Le grand Métastase exprime de grandes réserves à l'égard du soprano Mazzanti, qui illustre selon lui la tournure trop légère et agile qu'a prise le chant italien, lors de l'exécution du Re pastore de Gluck. On sait ensuite le rôle que joue ce dernier compositeur dans la réforme du genre serio. On soulignera que cette réforme est encore assumée par des chanteurs emblématiques, Guadagni et Millico, dont le style plus sobre – mais pas du tout dénué d'agréments – porte naturellement les intentions de Gluck et Calzabigi. Traetta et Jommelli, autres réformateurs justement, s'intéressent davantage à la forme du livret et du numéro musical, sans bannir les splendeurs virtuoses du chant italien, comme on le constate à l'écoute de l'Antigona (1772) du premier, et du Fetonte (1768) du second. Le Telemaco de Gluck et Coltellini (1765) ne se prive pas non plus d'exploiter les talents vocaux de la Teyber ou de Tibaldi. Mozart, lorsqu'il innove dans son Idomeneo, re di Creta, ne néglige pas d'écrire de délicates agilités di maniera pour Dorothea Wendling et de jouer des notes extrêmes et piquées d'Elisabeth Wendling, ainsi que des airs de bravoure pour les deux ténors en fin de carrière qu'étaient Raaff et Panzacchi. Il déplore d'ailleurs le manque d'invention du castrat Dal Prato, qui explique seul la sobriété de la ligne de chant d'Idamante et les petits ornements explicitement écrits au lieu d'être improvisés par le chanteur.
Malgré la réforme, on pourrait presque constater une contamination du chant très orné jusqu'aux genres plus légers que sont le Singspiel et l'opera buffa, dont la popularité croissante attire des chanteurs de très haut niveau. Néanmoins, il est vrai qu'une certaine expression d'apparence plus simple, directe et dépouillée se fait jour. Si Carestini avait jugé Verdi prati trop simple dans l'Alcina de 1733, le pourtant très agile Marchesi fait de Lungi dal caro bene (Armida e Rinaldo, 1785) de Sarti l'un de ses airs favoris, replacé partout. Cependant, à l'instar des simples et alors immensément populaires Il mio ben quando verrà et Nel cor più non mi sento de Paisiello, datés de 1789, qui permettent aux amateurs (jusqu'à aujourd'hui) de s'approprier ces pages, il serait bien imprudent d'imaginer que ces airs étaient chantés strictement comme sur la partition. Marchesi et les autres interprètes de ces véritables tubes devaient assurément en donner des versions richement ornées, dans le style du Voi che sapete laissé par Domenico Corri, ou des variations de la Catalani sur Nel cor più non mi sento (écrit à l'origine pour Anna Davia dans L'Amor contrastato). Corri, théoricien du chant particulièrement intéressant, écrit d'ailleurs dans un de ses traités (ca 1779) : A very superficial knowledge of music is sufficient to enable any to observe the difference between the notes of an air as properly sung, and the simple notes by which the same air is usually expressed in writing; for there is as great a difference between these common written notes, and the improvement produced on them by a performer of judgment and taste.
Ce qui gêne les musiciens, c'est toutefois l'abus de formules faciles, racoleuses, peu inventives. Hasse regrette que la soprano Elisabeth Teyber acquière ces mauvaises habitudes en Italie. Les chanteurs sont souvent d'excellents techniciens, mais de piètres musiciens. Les castrats se raréfiant, cette tendance s'accentue, car eux seuls bénéficiaient de l'éducation musicale la plus complète, à laquelle les femmes avaient moins accès. On a donc souvent moqué l'incapacité de telle ou telle grande cantatrice à improviser, par exemple Mlles Billington et Banti. Mozart fait travailler à Aloysa Weber des ornements de ses propres airs (ou de J.C. Bach), qu'il écrit lui-même. Sinon, les interprètes s'appuient sur des cahiers de fioritures, replacées dans leurs parties – Marcello moque cette pratique dès 1720. Jusqu'aux castrats de la chapelle Sixtine, devenus incapables d'improviser sur le faux bourdon du Miserere d'Allegri, dont les vocalises adoptent une forme figée.
On souhaite entendre également les compositions d'un répertoire émergent non défigurées par des fanfreluches vocales, ce que déplorent les auditeurs des ténors Simoni, Baglioni... La Flûte enchantée donnée à Vienne par le ténor Radicchi et Antonia Campi donne lieu à d'amères critiques sur leurs abus qui dénaturent la musique de Mozart. Plus tard, on a voulu erronément attribuer à Rossini un rejet des castrats dû à sa collaboration avec Velluti dans Aureliano in Palmira, mais le compositeur a toujours exprimé sa nostalgie quant à l'art musical et ornemental des castrats. Interrogé dans sa retraite, Rossini réaffirme par ailleurs la nécessité d'agrémenter les reprises dans ses airs. Il est vrai que l'usage se perd avec la fin du bel canto et l'émergence du compositeur roi (Verdi, Wagner), reléguant en second plan les chanteurs et le librettiste : la musique prend une dimension sacrée, ainsi que l'artiste-créateur. Les chanteurs deviennent de simples exécutants, des vestales d'un art qu'ils ne sauraient oser entacher de vaines décorations. L'ornement disparaît d'un chant axé sur la puissance, la largeur dramatique de la déclamation, et les fioritures demeurent limitées aux sopranos légers. Les trilles écrits par Wagner ne sont jamais exécutés.
Si bien que redécouvrant le bel canto, au XXe siècle, on le traite longuement avec politesse, sans orner les da capo, ajouter trilles et appogiatures ; et jusqu'à la cadence avec flûte de Lucia di Lammermoor de Donizetti, qui devrait être improvisée, est encore aujourd'hui quasiment toujours identique. Malheur, d'ailleurs, à qui ose proposer autre chose ! Natalie Dessay a été accusée d'être incapable de chanter l'original et de prendre de scandaleuses libertés. Au Metropolitan Opera, tout le monde n'a pas goûté les ornements et airs alternatifs proposées par Cecilia Bartoli en Susanna des Nozze di Figaro, et les versions ornées de l'opera buffa mozartien sont couramment perçues comme étranges voire sacrilèges. À l'opposé, Riccardo Muti, par exemple, continue de s'inscrire dans une vision sacralisée de la partition, y compris baroque, et n'apprécie pas les fioritures. Même Harnoncourt n'a pas cherché à faire varier les reprises dans son Lucio Silla de Mozart. Néanmoins, l'interprétation de l'opera seria est celle qui bénéficie toujours davantage d'interprètes chevronnés aptes à orner, à défaut d'improviser, le style de chacun pouvant parfois être perceptible : Sonia Prina et Romina Basso privilégient les divisions, Sandrine Piau aime ajouter des notes piquées et faire valoir son portamento et son aigu, Vivica Genaux et Simone Kermes élargissent les ambitus pour exposer leur étendue, Karina Gauvin se distingue par ses trilles, etc. Leur technique est en mesure d'affronter les artifices vocaux des pages baroques et classiques, et les voix masculines semblent enfin commencer à suivre le mouvement. Toutefois, on est sans doute loin du panache des grands chanteurs-créateurs d'autrefois.
Extrait de la cantate Cassandra de Marcello, exposant passages, sauts, acciacature, mordants, notes extrêmes (clé d'ut3)